Bref regard sur un artiste multimédia contemporain par Jacques Leenhardt
Directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Président d’Honneur de l’Association Internationale des Critiques d’Art.

Combien forte est l’image de l’artiste dans son atelier. Elle porte avec elle le chevalet et le tableau, les pigments ou les tubes, la palette et le broyeur. Elle parle d’un temps relativement fixe et stable. Loin de cette image, Guykayser appartient à notre époque migrante. Il a commencé par travailler des échelles, tel Jacob en son rêve, mais ses échelles étaient de peintre en bâtiment. Cela lui rappelait son grand père. Cependant, faire sculpture avec des échelles de peintre, [exposition Les échelles, à la Galerie Julio Gonzales en 1994] c’était un beau pied de nez aux catégories académiques de l’art.

Au terme de plusieurs expositions à la Galerie Jean-Claude Riedel, Rue Guénégaud à Paris, où il montre des objets-sculpture qu’il a construits à partir de matériaux de rencontre, choisis pour la variété de leurs textures et le chatoiement qu’ils provoquent, Guykayser prend peu à peu ses distances d’avec le milieu des galeries. L’art et l’argent y jouent à son goût, et il n’est pas le seul, un jeu si peu clair qu’il se voit mal y trouver son chemin. Il quittera Paris.

Les artistes Américains du Land art avaient, eux aussi, pris la tangente, en s’évadant des villes pour découvrir la nature dans sa solitude. Le Double Negative de Michael Heizer, le Lightning Field de Walter De maria ou la Spiral Jetty de Robert Smithson cassaient l’échelle réduite à laquelle contraignent les murs des galeries. Bien que leurs objets-paysages fussent invendables, ils conservaient cependant un lien avec le « cube blanc » de la galerie où se retrouvaient finalement des témoignages, photographiques ou non, de ce qu’ils avaient produit dans ces lieux difficiles d’accès, entre Site et Non-Site, comme disait Smithson. Guykayser aussi chercha une alternative à la saturation urbaine et ses corollaires artistiques et immobiliers !

S’il part s’établir dans la campagne, ce n’est toutefois pas pour rompre avec son prochain, bien au contraire. Il semble que l’éloignement de la promiscuité urbaine ait plutôt favorisé chez lui un rapprochement avec ses semblables. Le fait d’abandonner la fabrication d’objets dont la vocation est d’appartenir au monde muet de la sculpture ouvrait pour Guykayser un chapitre nouveau que je placerais volontiers sous la catégorie des relations transactionnelles.

L’objet transactionnel entre, par définition, dans un marché d’échange. Il est ce que l’on donne aussi bien que ce que l’on reçoit, ce dont on parle ou ce que l’on tait par honte, il est un point de cristallisation de la rencontre avec l’autre. Le pas de côté par rapport à la définition traditionnelle de l’œuvre d’art n’est pas mince. Reprenant une expression de l’artiste polonais Jan Swidzinski, Paul Ardenne classerait peut-être la démarche de Guykayser dans la catégorie « art contextuel » qu’il développe en 2002, et ce serait légitime à condition de bien faire ressortir qu’il s’agit de faire se rencontrer des univers qui habituellement ne se parlent guère. Se parler ! C’est sans doute une des caractéristiques marquantes du travail de Guykayser. Avec lui, l’artiste va à la rencontre de gens, en quête de leur parole. Bien qu’il soit souvent proche des techniques caractéristiques des sciences sociales, il ne s’agit cependant jamais pour lui d’enquêter sur un objet social. ? Au contraire, Guykayser part en quête de la parole de sujets pleinement reconnus dans leur singularité. Il s’agit d’être à leur écoute et de leur offrir, dans l’échange, un lieu d’expression et un écho à leurs préoccupations grâce à l’attention même qu’on lui porte.
Pour mener à bien un tel projet, Guykayser bénéficie de sa grande expérience des outils techniques multimédia. On ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière [2019 ] illustre ce qu’on pourrait appeler un état social instable de la communication. L’installation consiste en un grand panneau peint où l’on voit une échelle comparable à celles qui mesurent la hauteur des crues d’un fleuve, surmontée d’un haut-parleur. De là résonnent les voix qui répètent la phrase : « On ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière », d’abord distincte et compréhensible puis, à la faveur d’une accélération qui les fait se chevaucher, les phrases bondissent les unes sur les autres, assourdissante cacophonie, pour retomber enfin à une intensité audible. Sur l’échelle, un curseur monte et descend, sismographe de cette catastrophe de la communication.
La description succincte de cette installation fait comprendre comment l’artiste articule le mouvement, le son et l’image. La manipulation consiste à jeter un regard interrogateur sur nature et la possibilité de la communication verbale.

La fragilité que le dispositif artistique met en évidence peut renvoyer au bruit que produit, dans la vie quotidienne, la difficulté que nous avons à écouter les autres. Elle indique alors le risque d’une incompréhension babélique. Elle peut également être due, en certaines situations culturelles ou sociales, à la difficulté de disposer des mots nécessaires pour formuler une pensée. Nous ne disposons pas tous du même accès aux mots, au flux discursif qui établit des liens.

C’est sans doute cet aspect qui a conduit Guykayser au projet Les Passagers, qu’il a réalisé au Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) de la rue Cantagrel, un bâtiment construit par Le Corbusier en 1933 dans le XIIIe arrondissement de Paris. Il s’agissait de recueillir, à la faveur de longs entretiens, des moments d’expérience des « Passagers » en transit dans ce refuge, à partir desquels l’artiste tentera de dresser le portrait de ses interlocuteurs. L’idée de portrait collectif est ici essentielle. Elle souligne notre appartenance collective à une humanité commune en même temps que notre visage dessine la singularité, souvent mutique, des chemins par lesquels, à travers heurs et malheurs, nous progressons vers cet horizon difficile et commun.

Dès lors, l’image, la parole, la relation humaine et expérimentale à la fois seront le matériau à partir duquel Guykayser concevra ses installations multimédia. Son travail résultera désormais toujours de la convergence paradoxale d’une maîtrise technique de haut vol et d’une disponibilité absolue aux expériences humbles et secrètes de ses interlocuteurs.

Au fil des années, Guykayser monte ainsi divers dispositifs autour de l’écoute : L’Envol du tracteur, [2000] qui, par la bouffonnerie de son intitulé, ouvre un espace d’expression aux paysans peu accoutumés à l’art contemporain et qui, d’ailleurs, comme d’autres chez qui cela a d’autres attendus, se demandent s’il s’agit bien là de ce qu’on leur a appris à l’école être de « l’Art ». Dans un registre voisin, Vous gagnez à être connu (2013) réunit des parleurs venus des villages environnants, que l’artiste invite à s’exprimer à propos d’objets qu’ils ont choisis et qui leur importe particulièrement. Cet événement-installation sera montrée au Festival excentrique de Chinon.

Depuis quelques années, les caractéristiques intimes de ce travail expliquent les nouveaux développements qu’il a pris. Guykayser a un art consommé de laisser venir la parole. Rien de contraint chez ceux qui s’ouvrent en réponse à sa propre disponibilité. On sent le naturel qui s’épanche au gré des mots. Or cette source de paroles si libres est un trésor pour les linguistes qui cherchent à suivre l’évolution de la langue. En effet leurs dispositifs d’enquête ne sont pas toujours capables de créer une telle spontanéité parlante.

C’est ainsi qu’une convergence s’est créée entre Olivier Baude, linguiste et l’artiste Guykayser, fabricant de situations de langage. Avec lui, quand ça parle, ça parle naturel ! Du coup les récits enregistrés où perce le plaisir de se remémorer et de se raconter, deviennent une base documentaire d’une richesse inédite. Les situations de parole créent, pour le linguiste, des locuteurs infiniment précieux.
C’est cette convergence d’intérêts qui a donné lieu à un dispositif inventif de capture de la parole, le Laboratoire mobile des langues de France. Il s’agit, autour d’une Borne conversationnelle hébergée dans un camion fruit de l’imagination de Guykayser, de créer des situations de parole fructueuses et détendues. Ainsi, pouvant se déplacer partout dans le pays, cette oreille mobile et son dispositif d’accueil permettront aux linguistes d’être à l’écoute de la grande diversité des parlers qui renouvellent en permanence la langue française.

Guykayser a commencé son travail de rencontre sur les rives du Loing, la rivière qui arrose le pays où il demeure. Il y a investi des écluses où se suspend le cours de l’eau ; il a tracé des chemins entre Seine et Loire ; il a pris la mesure de l’Homme en se faisant tout petit en visite chez Les Passagers de la rue Cantagrel.
Finalement c’est en suivant le cours de l’Ourcq qu’il a l’intention de capter les différents parlers qui s’échangent entre les Hauts de France et Paris. Le parcours sinueux de l’Ourcq à travers plusieurs départements, villes et villages, est une belle métaphore de la manière dont s’enrichit et se transforme la langue que nous parlons. Comme la rivière qui fertilise ses territoires, la langue traverse pays et populations pour finalement se jeter dans le grand maelström parisien. La suivre en ses détours, c’est en comprendre mieux les richesses et les transformations.
Attentif aux paysages de langues que traverse le cours de la rivière, le dispositif artistique conçu par Guykayser crée des écluses et des bornes où reposer, des haltes où prendre le temps de parler, le temps d’écouter, où prendre enfin le temps de se baigner une fois encore dans la vie et n’en rien laisser perdre.