Trous de mémoire

Trous de mémoire s’est construit autours de rencontres :

Rencontres entre Guykayser et les habitants du quartier Kennedy à Châlette-sur-Loing. Durant cette période vingt entretiens individuels ont été réalisés. Rencontres orchestrées par le festival Excentrique entre Guykayser, plasticien, Olivier Baude, linguiste et Gérard Parésys, informaticien. Ce fut, tout d’abord, l’occasion de développer une thématique commune, l’«autoportrait collectif » avec des regards, des perspectives et des outils différents. Ce fut, ensuite, la réalisation d’une installation qui concrétisa l’aboutissement d’un travail fait de chemins qui se sont croisés et entrelacés avant de se rejoindre le 22 septembre lors de la fête du quartier Kennedy. Le travail collectif fut organisé par Guykayser entre septembre 2011 et septembre 2012. Pendant ces douze mois les rencontres s’enchaînèrent à Châlette-sur-Loing, Orléans et Paris. Il a tout d’abord fallu expliciter et confronter la démarche de chacun. Ce dialogue s’est poursuivi tout au long du projet et ce n’est pas la moindre des réussites que d’avoir créé un espace d’échanges entre artistes et universitaires. avec la participation du DICRéAM

Voir et écouter les trous de mémoire

Portraits : regards croisés sur l’identité. Emmanuelle Guerin

 

Ainsi, l’élaboration d’un portrait qui se fonde sur la mise en lumière de l’identité d’un individu est une tâche problématique que l’on soit artiste ou chercheur. Dans tous les cas, c’est le rapport entre l’individuel et le commun qui n’est pas suffisamment pris en compte, faute d’éclairage sur la nature des influences mutuelles. Ainsi, même quand la démarche de l’artiste se veut « hermétique », entendons une représentation de la réalité reconfigurée très éloignée des codes communs, l’interaction entre l’artiste et le spectateur n’est possible qu’à la condition d’un recours plus ou moins explicite à des éléments constitutifs de l’ensemble des savoirs et représentations collectifs. Néanmoins, l’approche artistique de l’identité est autrement inaccessible : en étant dans l’impossibilité de se départir de sa visée objectivante, le chercheur ne saurait atteindre certains aspects de l’identité. D’une part, parce qu’il adopte une posture neutre qui ne lui permet pas de donner suffisamment de lui-même pour, en retour, obtenir du sujet qu’il s’ouvre à son tour dans une interaction connivente incitant à la réciprocité. D’autre part, parce que le principe de pré-catégorisation extrait du champ d’observation l’imprévisible en le limitant à des critères généralisables. « Il se peut (…) que, mieux que les philosophes ou les analystes, les artistes soient à même de nous aider à réinventer un rapport créateur à la fragmentation identitaire, non plus comme fermeture crispée, angoisse ou douleur, mais comme rire et jouissance. » (Grossman, 2009 : 4). Autrement dit, les deux approches, bien que s’inscrivant dans des perspectives différentes, sont complémentaires. Tel est le pari que nous faisons notamment dans une première expérience de dialogue : le projet Trous de mémoire, initié par Guykayser (site).

Il s’agit en fait de la rencontre de ce dernier et son équipe et d’un groupe de chercheurs, sociolinguistes, de l’Université d’Orléans. Le point d’ancrage de cette collaboration est la quête de la constitution de portraits d’habitants de la région orléanaise. Pour l’une des parties, il est question de la réalisation d’une œuvre se concrétisant en une « installation plastique et sonore interactive ». Pour l’autre partie, on cherche à enrichir, élargir, approfondir, affiner, un travail de recherche déjà entamé, ESLO (site), qui vise la constitution d’un corpus de données orales pour dresser un portrait sonore de la ville d’Orléans. Evidemment, les méthodologies sont propres à chacun et relatives aux contraintes assumées et objectifs nécessairement différents. Bien que débouchant sur une collaboration, la base du travail est posée par l’artiste et son projet. Trous de mémoire s’organise concrètement en plusieurs étapes :

a) Guykayser rencontre les habitants d’un quartier (« Le plateau Kennedy », Agglomération de Montargis) individuellement et leur propose de s’entretenir avec eux. L’objet de la discussion est une photographie personnelle, choisie par les informateurs, sur laquelle ils apparaissent. Il s’agit de faire raconter le souvenir qu’évoquent les événements représentés. Cet entretien est enregistré et une copie de la photographie est conservée par Guykayser.

b) A partir des photographies collectées, Guykayser réalise un montage donnant l’illusion qu’elles ne font qu’une. Précisément, la nouvelle photographie met en scène tous les informateurs les uns à côté des autres, comme pourraient apparaître des élèves sur une photographie de classe ou les membres d’une équipe sportive ou autre. Le cliché est alors tiré à taille réelle et, en lieu et place de chaque visage, des trous permettant à quiconque d’y passer la tête.

c) Parallèlement, Guykayser réalise un montage sonore de chaque entretien afin d’obtenir ce qui selon lui synthétise le récit du souvenir évoqué par la photographie d’origine. Ces extraits seront associés à chaque « trous » de sorte que, lorsque l’on y passe la tête, ils soient entendus. Par ailleurs, par le biais de logiciels dédiés, les extraits seront également vus, puisque pour chacun on propose une visualisation du signal sonore, de la transcription en mots, en syllabes, en phonèmes et un repérage des unités linguistiques qui semblent assurer l’homogénéité de l’ensemble des extraits. Ainsi, on cherche à mettre en avant l’individuel et le commun tant au plan visuel que sonore : à partir d’individualités, émerge un groupe qui fait sens.

d) L’ « installation plastique et sonore interactive » sera présentée dans le cadre du festival Excentrique 2012 (site). Guykayser présentera son travail et proposera à des anonymes d’incarner un des personnages représentés en lui prêtant son visage. Les personnes entendront et verront alors l’extrait du récit concerné par le personnage choisi. L’ultime étape de l’entreprise consistera en un recueil des impressions des personnes ayant accepté de participer. En fait, l’objectif est de leur demander à posteriori ce qu’intuitivement ils comprennent de l’identité du personnage incarné.

L’intervention du sociolinguiste, dans l’élaboration du projet, est secondaire et se limite à la transcription, l’analyse des extraits et l’entretien avec les anonymes ayant accepté de participer le jour de la présentation du projet. Néanmoins, il y a là matière à de nombreuses réflexions et à une ouverture des perspectives de recherche sur la question de l’identité. C’est en effet la possibilité d’obtenir des données auxquelles la position de chercheur ne permet pas l’accès. D’une part, les premiers entretiens menés par Guykayser diffèrent nécessairement des entretiens qui peuvent être menés dans le cadre d’un projet de recherche. Ce qui se joue dans l’interaction artiste-sujet ne pourra jamais se mettre en place dans une interaction chercheur-informateur, même s’il s’agit de personnes autrement connues. Il va de soi que ce que l’informateur va donner à voir de son identité dans la perspective de contribuer à un projet artistique ne peut pas être du même ordre que ce qu’il donnerait à voir dans le cadre d’un projet de recherche : même avec un réel travail d’immersion dans la communauté des informateurs, même avec une réelle connivence, l’informateur donnera à voir ce qu’il pense intéresser le chercheur. Dans les représentations, une telle interaction apparait comme évaluative et/ou informative, dans tous les cas, elle n’est pas ressentie comme celle qui se met en place avec un artiste. Il ne s’agit pas de considérer qu’on obtient des données plus intéressantes dans un cas ou dans l’autre mais qu’on a affaire à des données complémentaires. Par ailleurs, il est intéressant de regarder comment et sur quels éléments Guykayser sélectionne les éléments pour monter l’extrait qui synthétise selon lui le récit. Autrement dit, qu’est-ce qui constitue, pour lui, des éléments constitutifs de l’identité de l’informateur ? Confronté à l’intégralité des entretiens, le chercheur pourra à son tour, relevé ce qui lui semble être définitoire. La comparaison des synthèses, en concertation avec l’artiste, permettra peut-être d’éclairer davantage la définition de l’identité. Enfin, les seconds entretiens, avec les anonymes le jour de la présentation du projet, permettront d’apporter des éléments de réflexion quant aux idées communes, aux représentations partagées. Pourquoi attribue-t-on à tel récit telle identité ? Pour que cet aspect du travail soit pertinent, il faut penser un scenario d’entretien suffisamment ouvert pour ne pas induire de pré-catégorisation, ne pas faire dire aux personnes ce qu’on attend d’elles.

Cette première expérience de dialogue entre chercheur et artiste, bien, ouvre de nombreuses perspectives. Elle s’inscrit dans une dynamique de décloisonnement des champs disciplinaires rappelant l’indispensabilité du croisement des regards dès lors qu’on s’intéresse à l’Homme. Bien sûr, une telle démarche trouverait son accomplissement avec d’autres points de vue, celui du psychologue ou de l’historien par exemple. Cependant, la pertinence de cette collaboration naît de l’ouverture du cadre universitaire aux arts et inversement. Toute la difficulté réside dans le maintien des postures et fins de chacun tout en envisageant la complémentarité : il ne pourrait y avoir de projet artistique commandé par le chercheur ni de projet de recherche commandé par l’artiste. Il s’agit de penser une collaboration plus complexe où chacun trouverait sa place tout en comprenant, respectant, voire partageant l’intérêt de l’autre. Poser la question de l’identité comme lieu commun au chercheur et à l’artiste semble propice à un tel arrangement, chacun étant conscient de la complexité du sujet et de son champ d’action limité : nul ne sait cerner ce qui est unique, commun et dynamique à la fois. Cela n’empêche pas d’y trouver, dans des tentatives d’approches croisées, des éclairages mutuels.