C’est toujours comme par mégarde que la peinture s’attarde sur l’échelle du peintre. N’étant ni le mur, ni le plafond, l’échelle n’est jamais, en apparence, qu’un « non lieu » de la peinture. Et pourtant elle accompagne le peintre comme font le pinceau et la palette.
Les traces qui la marquent ne sauraient donc être celles de l’art. Elles sont cependant bien celles de l’artiste au travail. Elles sont une partie de la mémoire de son travail, trop vite oubliée, le chemin d’accès au lieu véritable de l’art, le chemin de croix du corps de l’artiste.
On se souvient des photographies nombreuses immortalisant Matisse sur son échelle. Elles rappellent Courbet travaillant à L’Atelier et Michel-Ange, couché sur ses échafaudages, entre ciel et terre, au plafond de la Sixtine. A sa manière, l’échelle fait donc partie intégrante de l’histoire de la peinture. On ne l’avait cependant jamais regardée vraiment.
Jamais on n’avait accordé d’attention à cette forme élancée qui s’élève de la terre vers un zénith idéal, jamais on ne l’avait liée à ces surfaces peintes que sont les tableaux, qui à l’accoutumée mobilisent totalement notre attention. Guykayser a tenté de nous rendre visible cet objet humble et fondamental dans son rapport complexe avec l’univers sensible de la peinture.
Bien sûr on pense d’abord, une fois qu’à été chassée l’image du peintre en bâtiment dans son vêtement de pierrot bariolé, à l’échelle symbolique, celle des grandes cosmologies, celle qui vit en songe Jacob et par laquelle montaient et descendaient les Anges. Des Anges peintres, à la bonne heure, on les croyait tous musiciens ! Toutefois, le symbole du lien entre ciel et terre, de cette verticalité célébrée par les anciennes religions entretient, il faut bien l’avouer, davantage de rapports avec la musique des sphères qu’avec notre ici-bas pictural. Or le travail de Guykayser se préoccupe peu d’au-delà. Sa manière à lui de parler de la peinture, de biais et par le petit côté, fait signe à Mondrian ou à Kandinsky, à la dialectique de la surface et de la structure, sans se croire pour autant obligée de faire un détour par le « spirituel dans l’art ». Il préfère porter une tendre attention à la présence physique du support du peintre, toujours organiquement lié au support même de la peinture. L’un et l’autre font un dans la composition globale, ils sont UN.
Guykayser polit, gratte et recouvre, avec un amour quasi artisanal pour le métier, ces objets de rencontre qu’il a pourtant cherché, et qui eux-mêmes exhibent leur ajustements rigoureux, honneur de l’ébéniste. La méfiance ironique pour le transcendantal qui s’exprime dans ces choix, il nous chuchote à voix basse à l’oreille, mais ce n’est sans doute pas par hasard qu’il a souvent coupé les ailes à ses gradins célestes. Raccourcies, tronquées, insérées en abîme, ses échelles occupent l’espace même qui est le nôtre, ni trop haut ni trop bas. Il ne voudrait pas qu’elles nous impressionnent par leur capacité à tutoyer le ciel, comme ces tours de Babel où grandissait l’orgueil. Une fois passées entre ses mains, elles sont tout juste terrestres, comme toute vraie peinture, comme la matière dont on fait les sculptures.
Déjà dans le passé Guykayser avait travaillé à des assemblages. Les matériaux réutilisés semblaient constituer ensemble un objet nouveau, presque destiné déjà à une utilité nouvelle. On se trouvait alors dans cet espace contemporain de l’art où la sculpture, de Deacon à Purryer, de Messac à Armleder, invente les objets d’un quotidien impossible, voulant peut-être indiquer un quotidien rendu impossible par les objets.
Le recyclage cependant prend ici une toute autre dimension du fait de la présence incontournable du symbole. Avec l’échelle, Guykayser s’est en effet donné deux univers à la fois, et il oblige le spectateur à considérer ses objets, alternativement comme des formes et comme des significations, perturbant ainsi le jeu tranquille de nos habitudes esthétiques. Placés en face de ces échelles, nous comprenons que leur pouvoir d’évocation tient au fait que formes et significations se resymbolisent l’une l’autre en se fixant dans ce seul objet qui les réunit. N’est-ce pas là le noyau même de cette question de la représentation, autour de laquelle l’art tourne sans relâche depuis bientôt un siècle ?
Jacques Leenhardt
Paris, septembre 1994